La Commission européenne s’apprêterait à affaiblir l’objectif de baisse des émissions pour 2040. Ce serait une erreur funeste. Il faut ouvrir les yeux et assumer nos responsabilités : l’humanité est au bord du chaos climatique. En 2024, la température moyenne a dépassé pour la première fois le seuil de 1,5°C au-delà duquel la probabilité de franchir des points de bascule irréversibles du réchauffement climatique augmente rapidement.
A l’échelle macro-économique, le coût de l’inaction climatique est très significativement supérieur à celui de l’investissement dans la transition. Plusieurs études récentes estiment que les dommages liés aux dérèglements climatiques pourraient représenter jusqu’àprès de 50 % du PIB par an d’ici la fin du siècle.
Günther Thallinger, membre du Comité de direction d’Allianz, souligne que l’investissement dans la transition est nécessaire pour sauvegarder notre économie et notre civilisation : “Lorsque nous aurons atteint les 3° de réchauffement (...) il n’y aura pas de retour arrière possible aux conditions antérieures aux 2° d’augmentation (...) C’est un risque qui ne peut être ni transféré, ni absorbé, et auquel nous ne pourrons pas nous adapter. Le secteur financier cessera de fonctionner, et avec lui le capitalisme tel que nous le connaissons”.
Or, l’augmentation de 3 °correspond à la trajectoire actuelle de réchauffement climatique à l’échelle mondiale à horizon 2100, par rapport à l’ère préindustrielle. Concernant la France, c’est même 4°.
Le dirigeant de l’un des plus grands assureurs mondiaux traduit ici en termes économiques et financiers les projections des climatologues : nous fonçons vers le chaos. Nous construisons l’apocalypse.
Dans cette dystopie hallucinante, certains dirigeants économiques attendent une plus grande liberté réglementaire pour maximiser leurs profits. Mais que dirons-nous à nos enfants ou petits-enfants qui vivront en 2100 ?Qu’il fallait gagner la compétition économique dans un capitalisme qui ne pourra de toute manière pas survivre à cette échéance, puisque l’incapacité à assurer un grand nombre de biens et activités entraîne l’impossibilité à financer, et donc la fin de l’économie de marché?
Les générations précédentes ont risqué leur vie pour assurer notre liberté. Et les consommateurs que nous sommes refuseraient de renoncer à leurs désirs de voyage, de shopping, de confort excessif alors même qu’un changement profond de nos habitudes est nécessaire à la survie de l’humanité et de nos organisations ?
L’engagement de l’Europe pour des modèles d'affaires durables est par ailleurs crucial dans la guerre économique actuelle : réduire notre consommation d’énergie fossile, c’est réduire notre dépendance vis-à-vis de pays qui ne sont pas toujours démocratiques. Faut-il rappeler l’importance de l'énergie pour nos modes de vie et notre économie, qui repose massivement sur des machines ? L’UE importe plus la moitié de l’énergie qu’elle consomme. Il s’agit de combustibles fossiles, dont les prix sont volatils. A l’inverse, les énergies bas-carbone protègent notre pouvoir d’achat et notre autonomie. Accélérer l’électrification de nos équipements, diminuer la consommation d’énergie en isolant les bâtiments et en améliorant leur efficacité énergétique relève du bon sens pour diminuer notre dépendance, en plus d’être une source importante d’activités. De grands groupes français sont des champions de ces métiers à l’échelle internationale.
Il nous faut également développer des modèles d’économie circulaire pour produire des biens, tout en minimisant l’achat de matières premières à des pays tiers. Cette souveraineté économique est une nécessité car en cas de conflit avec des pays producteurs, les chaînes d’approvisionnement pourraient être violemment affectées. La Chine, par exemple, produit 70% des terres rares et se trouve en situation de quasi-monopole concernant plusieurs autres métaux.
L’Europe ne peut gagner la guerre économique en conservant une vision passéiste. Elle ne peut vivre durablement au-dessus de ces moyens en important sans limite des produits bénéficiant par ailleurs de dumping social et environnemental. Nos concitoyens sont prêts à cette transition dès lors que les mesures prises pour la réaliser sont perçues comme efficaces et justes et qu’ils comprennent ce qu’ils ont à y perdre et à y gagner.
Pour y parvenir, l’UE et ses Etats-membres doivent remettre en cause leurs politiques économiques. En faisant sauter le frein de l’endettement, le chancelier allemand Friedrich Merz a ouvert la voie, et extrait l’Allemagne de la stagnation économique en proposant des programmes d’investissements publics d’une ampleur inédite.
En particulier, l’adoption par la Commission européenne d’une golden rule verte pour libérer les investissements durables, aux côtés de celle encours d’instruction concernant la défense, nous semble incontournable. La mobilisation de sa force de frappe doit aussi être orientée en faveur de modèles de production et de consommation durables et garantir le financement des investissements à réaliser en ce sens.
Face à la perspective d’un inévitable chaos, le sursaut ne peut venir que de l’Europe, garante des droits de l’homme, de la démocratie et de l’Etat de droit, donc de la liberté économique. Elle peut aussi incarner le sens de la communauté de destin par rapport au cynisme d’un individualisme sans limite, et doit coopérer intelligemment avec des États suffisamment alignés sur sa vision de l’avenir. Il appartient à chacun de nous, à chaque entreprise, à chaque dirigeant politique d’agir en ce sens. Nous pouvons tous, par des pratiques plus responsables, accélérer la transition vers une économie et une société plus durables, permettant la survie de nos organisations et de l’humanité. L’éthique nous y oblige et la raison nous y pousse si nous souhaitons maintenir notre civilisation. Mais le temps presse. Notre responsabilité est de ne pas le laisser passer car bientôt, il sera trop tard.
Alain Grandjean (Economiste) et Fanny Picard (Entrepreneure)
